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Le projet des archives de Mad Marginal est un amoncellement sans fin de documents d'archives. La pièce présentée à Rosascape donne une sélection d'entre eux, mais il s'y ajoute sans cesse de nouveaux éléments : des interviews, des rencontres, des documents récemment découverts par l'artiste, des traces de ses dernières lectures, etc... Ces documents racontent des histoires, et en particulier une histoire, autour de laquelle tous les autres gravitent, de près ou de loin : la naissance de l'antipsychiatrie.
Nous sommes ainsi amenés à mesurer l'écart entre la finalité propre d'un document d'archive et celle que lui donne Dora García. On attend d'un document d'archive qu'il restitue un évènement passé de manière objective. Dora García l'utilise davantage pour faire émerger des réflexions. Elle s'en sert comme d'un support, qui nous invite à une interrogation d'ordre théorique, mais aussi à partager une expérience. L'affect n'est pas mis de côté, alors même que l'objet du dossier d'archives peut paraitre rébarbatif. Il est effectivement question de plaisir. Le plaisir de l'artiste, vagabondant dans ces chemins de pensées et ces bribes d'histoires éclatées, est certainement l'un des fils conducteurs de son travail de recherche. C'est un plaisir de même nature qu'éprouve le lecteur en entrant dans ces documents, et qui le guide dans ses lectures.
Dans notre entretien, Dora García déjoue toutes mes tentatives visant à présenter la valeur artistique de son travail. Elle désire en effet briser la limite qui isole une catégorie d'objets ou d'actions méritant le titre d'« œuvre d'art ». Mais elle laisse s'échapper un mot, absolument central : la beauté. Et elle ajoute : « la beauté des idées ». Comment définir cette beauté et comment la reconnaitre ? Comment la lier au plaisir que nous venons d'évoquer ? La beauté, serait-ce le fait, pour un objet, un texte ou une image, de nous faire découvrir quelque chose de nouveau et, dans cette découverte, de ressentir de la joie ? Cette conception n'a probablement rien à voir avec la beauté rétinienne au sens qu'en avait donné Duchamp, et qu'il condamnait. C'est une beauté qui assume et dépasse les positions réfractaires de l'époque moderne, parce qu'elle est pensée autrement.
Le désir de sortir du monde de l'art que développe Dora García concerne surtout le monde institutionnel de l'art - mais il peut être compris aussi comme un retour à l'essentiel. Il n'y a de marginalité qu'en référence à une norme, l'un ne va pas sans l'autre. C'est ainsi qu'être marginal pouvait consister hier à rejeter l'idée de beauté, et aujourd'hui à la mettre en avant. Ce qui était marginal devient la norme, et inversement. En faisant référence à la beauté, Dora García s'inscrit dans une tradition artistique, cela est indiscutable.
Ainsi, de la réflexion sur l'écart entre l'image et le réel dont j'étais partie pour orienter mon interview, je me suis dirigée sur le concept de métaphore. Il devait y avoir chez Dora García un usage « métaphorique » du document, qui l'éloignait définitivement du travail de n'importe quel chercheur en sciences humaines. Cette observation m'a amenée à redécouvrir un livre de Paul Ricoeur, La métaphore vive, qui commente les deux fonctions de la métaphore conçues par Aristote : la fonction rhétorique et la fonction poétique. Une référence d'autant plus intéressante que Ricoeur, pour parler de la métaphore poétique, reprend la définition aristotélicienne de l'art comme « imitation de la nature ». Au même titre que la « beauté », l' « imitation » évoque une conception de l'art pouvant paraitre tout à fait désuète et inactuelle. Mais Ricoeur définit cette imitation de manière nouvelle et suggestive. Cette lecture m'a permis d'appréhender autrement le projet Mad Marginal
Le document d'archive mobilisé dans ce travail, est par nature un document qui imite et copie des évènements. Ricoeur, reprenant la définition aristotélicienne de l'art comme « imitation de la nature », veut éviter les contresens. Il prend donc le soin de rappeler qu'Aristote distingue la poétique et l'histoire. Dans les deux cas il s'agit d'imiter la nature, mais de manière radicalement différente. L'histoire est une étude des faits particuliers. Elle procède par une description fidèle et se soumet ainsi au réel qu'elle observe. La poétique est une création. Qu'elle repose ou non sur des faits particuliers réels, elle dépasse les limites du donné factuel. Dans son projet, Dora García opère une translation d'un ordre vers un autre : elle extrait les données du réel de leur contexte historique, et les déplace.
Ce qui distingue le travail de l'artiste des domaines tel que la sociologie ou l'histoire, c'est le fait qu'elle consulte des documents sans finalité particulière, et sans souci de précision ni d'objectivité. Elle les manipule librement, ceux-ci devenant ainsi l'expression de sa propre singularité, véhiculant un large registre d'idées et de sentiments. Le déplacement que Dora García fait subir aux documents est tel que le thème matriciel, l'antipsychiatrie, s'efface au profit d'une réflexion fondamentale sur l'art et la figure de l'artiste.
En effet, chaque fois qu'il est question du fou - un être hors de la société, marginal, producteur d'images mentales, vivant dans un monde intérieur, reconnu fou par une institution - c'est l'artiste qui est immédiatement mis en perspective. L'artiste, hors de la société, producteur d'images et créateur d'un monde, reconnu artiste par une institution. La référence à l'antipsychiatrie n'est cependant pas un prétexte pour s'élever du réel vers le registre abstrait, idéal, de l'art. C'est un déplacement vers un autre ordre de réalité : vers un réel qui n'est pas factuel ni enfermé dans le passé, mais dynamique et tourné vers le présent, l'avenir. Non plus le monde des hôpitaux, mais le monde des galeries.
Dans le cas du document d'archives, tel qu'il est utilisé par Dora García, c'est à dire dans un usage métaphorique et poétique, l'imitation de la nature est donc à la fois une restitution d'évènements, d'actions humaines, mais aussi et surtout, un déplacement.
Rapprocher à ce point la figure de l'artiste et celle du malade mental, du « fou », n'est pas une proposition nouvelle en soi, ni même une proposition spécifiquement artistique - c'est l'insistance ainsi que le style de Dora García, qui lui prêtent cette dimension. A son fondement, l'antipsychiatrie était un mouvement révolutionnaire global, qui excédait donc le domaine de la médecine pour mettre en jeu des problématiques sociales importantes. Mais l'accent que Dora García porte sur cet exact parallèle entre la folie et la création artistique, n'en reste pas moins original et singulier.
Rosascape a présenté, à la demande de l'artiste, une rencontre publique entre Dora García et Esther Ferrer, une artiste qui a participée activement au mouvement antipsychiatrique. Du fait de cette expérience directe, Esther Ferrer n'a pas du tout la même vision sur ce phénomène que Dora García, son regard est plus factuel. DG se situait quand à elle sur un tout autre niveau : utiliser l'antipsychiatrie comme une métaphore qui dévoile une vérité fondamentale sur la situation de l'artiste - quelque soient les époques et les combats.
C'est pourquoi, pour respecter la position de l'artiste, je n'utiliserai pas le concept d'œuvre d'art pour qualifier le travail de Dora García. Qu'il me soit alors permis d'employer celui de poésie. N'ayant aucune prétention objective ni aucune méthode rigoureuse de l'ordre de la recherche scientifique, l'artiste s'écarte de l'évènement comme tel, pour penser ses enjeux, ses conséquences, et la vérité qui s'en dégage. Une vérité sur l'art et la pratique artistique, qui se fait sentir ou se manifeste au travers des documents : instruments d'un témoignage singulier, ils nous délivrent une réflexion d'ordre existentiel, et de ce fait universel.
Théodora Domenech
Ecouter l'entretien réalisé avec Dora García dans la cadre de Two voices. |
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