Exposition de Vittorio Santoro à Rosascape
QUE TOUT LE MONDE VIVE COMME SI PERSONNE
« NE SAVAIT » : SOME SCRIPT WORKS
Du 10 juin au 29 juillet 2011
Vittorio Santoro
L'imagination
Vittorio Santoro présente à Rosascape une série de « script works », qui sont des « pièces activées par d'autres personnes » à partir d'une règle imposée par l'artiste. Ces personnes deviennent donc co-auteurs d'une pièce. Il faut insister sur le fait que chaque pièce, quelque soit le nombre de ses éléments, constitue une seule œuvre, et non plusieurs. Ce qui lui donne son unité, c'est moins le script lui-même, que la notion d'acte et de participation à un processus commun.
L'œuvre n'est jamais réductible à l'objet qui la compose, sans que pour autant cet objet ne soit qu'un prétexte pour illustrer des réflexions théoriques, conceptuelles, etc. Tout d'abord, l'œuvre se compose rarement d'un seul objet, généralement il s'agit plutôt d'une mise en scène ou d'un dispositif composé. Ensuite, dans le cas des objets uniques, ceux-ci sont toujours porteurs de la trace d'interventions passées. L'objet est un support, non pas pour exposer une idée qui se suffirait à elle-même, mais un support à la réactivation de l'œuvre.
L'œuvre est ainsi une totalité, qui prend en compte le domaine de la pensée, autant que le travail sur la mise en espace des objets, mais dont l'essentiel se trouve dans l'acte, et la notion d'activation d'un script. Le spectateur-participant est invité à se demander de quelle nature est cet acte. Et qu'est-ce qui en garantit l'unité, malgré l'extrême diversité des participations ?
Vittorio Santoro nous incite à réfléchir à la notion de communauté dans la création : communauté d'auteur, de medium. Il insiste sur l'idée qu'une œuvre n'a pas d'existence en soi, mais est appelée à être réactivée. De manière analogue aux « time based text works », une série d'œuvres qui consistaient à écrire de façon répétitive une même phrase durant 6 mois - la réactivation n'est pas une répétition du même. Ainsi ce qui fait l'unité entre les différentes pièces, et entre les différentes lettres qui les composent, n'est pas le script - puisque celui-ci est à chaque fois le même - mais l'acte. Un acte qui, par la répétition, est amplifié, renforcé. De même que VS disait « je ne répète pas la phrase, j'insiste sur la phrase », l'acte n'est jamais le même, chacun est unique, singulier. Ce qui réunit donc les actes des participants, c'est l'unité entre le script et l'expression d'une singularité selon des modalités particulières. Cette singularité de l'acte constitue l'œuvre et appelle celle-ci à se perpétuer avec une intensification constante. Une intensification laissée à la charge de tout participant potentiel, c'est-à-dire au fond de tout spectateur.
Prenons l'exemple des lettres. Vittorio Santoro demande à des personnes d'écrire sur une lettre la phrase suivante : "silence destroys consequences", en ajoutant la date et le lieu de la rédaction. On retrouve souvent dans ses œuvres la mention de la date et du lieu dans laquelle elle a été réalisée, ou le script activé. Cette indication renvoie à la dimension insubstituable et unique, donc éminemment singulière, de la réalisation. Elle correspond par ailleurs a des informations personnelles qui nous sont livrées par les participants, la même phrase pouvant être copiée d'une façon et dans un environnement très différents : qualité du papier, épaisseur du trait, place des lettres sur la page… La singularité qui s'exprime n'est pas seulement de l'ordre de la position spatio-temporelle, mais de l'ordre de l'intime. On peut y déceler en effet une expression de timidité, d'arrogance, d'enthousiasme, d'indifférence, de gêne aussi parfois.
Par ailleurs, les noms propres ne sont pas cachés, et on peut même penser que les lettres sélectionnées à l'occasion de cette exposition ont été choisies en fonction des participants. Beaucoup de noms nous sont familiers, l'on y reconnait par exemple certaines des personnes présentes au vernissage. Ce qui amène ainsi à franchir la limite entre le regardant et le regardé: j'aurais pu être dans le lot de ces lettres, puisque j'étais moi-même présente, et en un sens c'est comme si j'y étais, mais qu'on ne me voyait pas. Je m'imagine que je réponds à la commande, je réactive le processus dans ma tête. Et moi, qu'est ce que j'aurais écrit ? Aurais-je cherché l'effet de style ? Aurais-je laissé l'enveloppe sur mon bureau et jamais envoyée, comme la plupart de mes lettres ?
Vittorio Santoro provoque la réactivation mentale d'un acte simple. Un acte gratuit. Un acte libre, et d'autant plus libre qu'il obéit à des règles élémentaires. Cet acte peut s'accompagner de gestes, ou bien ne constituer qu'un acte mental.
La question de la réactivation de l'œuvre et du parcours mental est présente également dans la pièce 7 Erased Contributions (Lawrence W.), 2011, comme elle l'est dans le projet que l'artiste a réalisé dans la forêt d'Ermenonville (Across the river and into the trees / Au-delà du fleuve et sous les arbres, 2011). En fait, on la trouve dans presque toutes les œuvres présentées à Rosascape. (le statut de Man Leaving Harbour on a Ship (in a Room), 2009-2010 est peut-être plus particulier).
Durant mon entretien avec Vittorio Santoro, nous ne nous sommes arrêtés que brièvement sur le rôle de l'imaginaire dans l'appréhension et la définition d'une œuvre d'art. Ce qui me conduit à prendre cette question comme fil directeur, c'est qu'elle est étroitement liée au problème de la place laissée à l'expression singulière du spectateur-participant, c'est-à-dire sa part de liberté.
Contrairement à ce qu'on pourrait penser, l'expression de sa singularité ne signifie par, pour le spectateur, de faire dire tout et n'importe quoi à l'œuvre qui est devant lui. Vittorio Santoro ne laisse qu'en apparence la voie ouverte à toutes les interprétations possibles de son œuvre. C'est d'ailleurs une chose qui m'a beaucoup surprise lors de cet entretien.
A chaque proposition d'une piste de lecture, la première réponse de Vittorio Santoro est « non ». Ou encore: « tu peux interpréter ça comme ça, mais.. », et il rejette l'interprétation. Par la suite j'ai compris que ces « non » sont présents partout dans son travail. Sans cesse Vittorio Santoro pose des obstacles sur notre chemin d'interprétation, mais des obstacles qui en quelque sorte nous guident. L'artiste ne rejette pas une interprétation parce qu'elle ne correspondrait pas à son intention. Il rejette les interprétations trop faciles, et qui finalement ressassent des idées déjà faites ou projettent des catégories de pensées trop communes.
Ainsi, par les détours auxquels Vittorio Santoro nous oblige, nous sommes amenés a penser qu'il existe plusieurs manières d'exprimer sa singularité. C'est comme s'il s'agissait de nous inviter à faire varier cette modalité d'expression, grâce aux obstacles mis en place, et au travers du principe de réactivation mentale.
L'imagination est une faculté considérée tantôt comme le fondement, l'entre-deux, ou le dérivé de la sensibilité et de la raison. De ce fait, elle n'est pas uniforme, mais peut se concevoir de multiples façons. Dans toutes ces conceptions, l'on trouve comme donnée commune l'idée d'une production de formes nouvelles à partir de données antérieures.
L'expression de la singularité est du même ordre : à partir de ce que je suis, c'est à dire ce que j'ai vécu, ressenti, pensé - je produis quelque chose d'original et de nouveau.
Mais cette production peut prendre des formes diverses. Nous en retenons trois :
Le registre de la fiction. Il s'agit de réutiliser des éléments de perceptions passées pour les actualiser dans une forme composée. Nous pouvons alors parler de combinaisons ou d'associations entre ces éléments. Une chimère est par exemple la combinaison de parties de corps de différents animaux. Toute fiction est de cet ordre, elle réutilise des données réelles pour les assembler de manière à produire de l'étrangeté.
Mais l'imagination ne concerne pas seulement la fiction, elle joue un rôle dans la perception immédiate des objets. Dans la conception kantienne de l'imagination, la faculté d'imaginer consiste à faire une synthèse des différentes impressions recueillies par les sens, afin de produire la forme permettant d'identifier - à partir de ces impressions diverses - des objets déterminés. Il ne s'agit plus de « composition », mais d'unification synthétique.
Il existe encore un troisième genre d'imagination. Celui-ci nous intéresse plus particulièrement dans la mesure où, dans ce cas, les données préalables sont à tel point transformées qu'elles disparaissent au profit de l'avènement d'une forme autonome. Cette forme d'imagination se rapproche d'autant plus du travail de Vittorio Santoro que celui-ci utilise souvent la méthode d'effacement des sources : effacement de sa propre singularité, des références qu'il utilise, des motifs qui ont conduits à l'élaboration de ses pièces, etc.
Il n'est plus question ni de combinaison d'éléments accolés les uns aux autres, ni d'unification synthétique, mais de condensation. L'expression vient de la psychanalyse et elle renvoie à l'action inconsciente qui consiste à former une représentation à partir de plusieurs, de telle sorte que les premières représentations ne soient plus reconnaissables. Ces représentations sont des « images mentales nomades». Sans entrer dans le détail de ce concept et ses implications dans le registre de la psychanalyse, utilisons simplement l'expression et ce qu'elle évoque. "Image mentale" renvoie à la faculté d'imaginer. « Nomade » fait référence à l'effacement des repères et du passé, de la sécurité. Etre « nomade », c'est avancer sans savoir d'où on vient ni où on va, mais donner toute son attention au présent de l'action qui consiste à avancer.
D'une certaine manière, la seule subjectivité qui a sa place dans l'œuvre de Vittorio Santoro, est celle de l'action. L'action mentale s'oppose ainsi à ce que serait une simple représentation mentale. Peut-être n'est-il même pas question d'interpréter l'œuvre, sinon pour rencontrer un refus toujours réitèré, qui nous invite à relancer nos efforts dans une recherche sans fin.
En nous quittant, Vittorio Santoro me raconte une anecdote et me dit : « je ne veux pas que mes œuvres soient hermétiques, simplement je refuse de dire quelque chose que l'on sait déjà ».
L'essentiel sera donc de se sentir investi et engagé dans un acte simple et gratuit. Toute interprétation qui laisserait retomber la dynamique de marche fera face à un refus, le refus de la stabilité, opposé à un besoin incessant de mouvement. En ce sens, ces obstacles et refus, qui tiennent en éveil la dynamique, sont condition de liberté. Même si l'acte qu'il nous est proposé d'accomplir est un acte mental, il n'en est pas moins un acte dynamique et singulier, et donc un acte libre.
Theodora Domenech.
Lire le texte de Jacinto Lageira sur l'exposition.
Ecouter l'entretien réalisé avec Vittorio Santoro.
Rosascape
3 square Maubeuge
75009 Paris
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