EXPOSITION

BERGER&BERGER
Altered States
Laurent P. Berger - Cyrille Berger


Du 7 octobre au 24 novembre 2011.
Vernissage le 7 octobre de 16h à 23h.

Le monde : cette idée qui ne se tient jamais à l'écart ; qui vit d'un visage, d'un souvenir, d'un arbre ou d'une ville ; un monde dans lequel on n'isole jamais l'apparence de l'essence. Un ordre sans ordre qui nous restitue sans cesse différemment au sensible. Ce monde qui n'est jamais entièrement connu, car, par définition, il ne peut pas l'être, même quand nous pensons en avoir épuisé les confins. Impossible d'avoir fait le tour d'une fenêtre, d'un animal, d'une pierre et de leurs représentations… Le monde, ce monde inconnu, qui nous fascine, nous menace et nous produit, dans la mesure où même tout ce qui nous dépasse nous structure déjà ou nous consolidera, à peine plus tard. Ce monde, et pas un autre, jamais fini et perpétuellement en mouvement dans sa trame délicate de détails et de distances, ce monde constamment en transformation. Accordé fugitivement tantôt à nos visions, tantôt à notre imagination. Avec ses havres de paix et ses violences vertigineuses, ses contours irréguliers, ses arcanes, ses hiatus, ses fulgurances, ses ralentissements et ses accélérations. Ce monde jamais assez écrit, peint ou représenté, dont nous ressentons la particularité, auquel nous nous accordons, mais qui procède bien souvent sans égard à notre passage.

Laurent et Cyrille Berger se confrontent sans cesse à ce monde : toutes leurs œuvres se veulent attentives à sa vitalité ou à ses énergies, et pour cette raison, en mouvement ; prises dans les rapports qu'elles mettent à nu, à ses changements et à ses métamorphoses. Toutes se fondent sur ses surprises, toutes résistent ou s'abandonnent à ce qui le compose, toutes participent d'une excitation singulière – celle de l'émergence et de la disparition, deux leitmotive inspirants –, toutes expérimentent ses conditions, ses rythmes, ses formes, ses variations, non sans le développer, d'ailleurs. Est-ce que cela, tout cela, se passe au départ involontairement pour Berger&Berger ? Peut-être. Mais commencer à fabriquer une pièce, c'est souvent pour eux sentir palpiter cette certitude accidentelle : tout se transforme venant au monde. Et cette arrivée recèle quelque chose d'essentiel qui nous est adressé. Berger&Berger pointent l'équilibre sans équilibre du monde et sa subsistance fragile, laissant l'altérité prendre place, lien entre le rien et les choses.

Minutieuses révélations de plages de crise, leurs œuvres procèdent à de courageuses reconnaissances des contradictions internes plus profondes, selon des modes d'expérience et d'observation, mis au service du point d'incertitude où se précise une renaissance du monde même. Émerge ainsi une identité des choses autre que celle qu'on connaît.

En position de proie et de chasseur, qui visite leurs espaces est exposé aux réseaux et aux secrets d'un monde dont il prend peu à peu conscience ; seule demeure la nécessité, acceptée dans sa vanité, d'entre-tisser des liens, de laisser résonner les propositions spatiales et artistiques autrement que par la pure contemplation. Ce qui occupe un espace, semblent nous dire Berger&Berger non seulement se propage à l'intérieur de nous, mais se modifie grâce à notre entrée en jeu.

Berger&Berger réussissent, dans la mesure où ils s'engagent à ne pas cacher une sorte de violente innocence de tout ce qui est, un inépuisable instinct vital. L'histoire des formes-matières apparaît alors peu à peu sous un autre jour : interminable, irréversible ; le monde est saisi en train de se transformer au fur et à mesure qu'il se fixe. Voici pourquoi leurs œuvres nous attirent dans la vie.

Un parquet ( Parquet Vassivière, 2011) réalisé à partir de souches longtemps enfouies au fond d'un lac artificiel (le lac de Vassivière, créé par l'homme en 1950), donc à même de remuer du fond d'un lac imaginé une multitude de souvenirs, d'expériences vécues, de légers déplacements ; une carte (Ghost Towns, 2009), « sans fonction et sans usage », comme ils la définissent, répertoriant des villes fantômes, momentanément ou à tout jamais abandonnées, une carte qui ne fait qu'indiquer presque furtivement, par intermittence, un destin d'errance. Une forêt de colonnes en acier (Vanishing point, 2011), dont le sens excède sa nature géométrique, présence où toutes les limites se déjouent (intérieur, extérieur, nature, technique…), naturelle et pourtant ambiguë au milieu d'un appartement. Nombre d'images insistant sur l'expérience-limite de la perspective, atteignant sa crise, engageant le regard dans le danger d'une perte absolue.
Berger&Berger essayent à tous risques de laisser ouverte la forme-matière jusqu'à y admettre les perceptions erronées (elles peuvent en impliquer des vraies) : la gauche est inversée en droite, le haut est retourné en bas (Sans titre (André Le Nôtre), 2011). L'expérimentation traverse de bout en bout leur métier d'artistes, d'architectes, de designers, de créateurs de « scènes ».

Mais leurs inventions, leur tentative de questionner les points de vue les conduisent à examiner, bien qu'en retrait, avec vigilance et discrétion, les convergences et les accords entre la présence de l'art et celle du monde. À étudier, certes, passionnément, les anachronismes et les inconvenances – non sans de profondes analogies avec des artistes italiens comme Branzi, Sottsass, Colombo –, et à approfondir les hasardeuses nécessités que toute œuvre entraîne avec soi, à libérer peu à peu la sensation que tout jaillit hors des bornes.

Un acquis, un pur acquis : qui dérive du fait que rien n'est plus mobile que ce qui demeure. Un simple, éternel constat : tout se transforme, tout s'adapte, tout mue.

Le dessin, par exemple, est immédiatement pris comme matière, matière d'apparition (Série « Sans titre (Point naissant) », 2011)… La scène à son tour convoque, comme chez Zeami, son absence. La représentation se révèle altération. L'identification d'un espace n'est que la création d'autres intervalles. Toute surface est une multiplication de possibles, procédé qui s'accompagne dans la plupart des pièces d'une découverte encore plus déconcertante : si le sujet intervient, il n'a plus la fonction d'achever le monde dans le monde mais de l'élargir.

Il y a longtemps déjà que Berger&Berger ont ainsi dépassé les séparations entre « art », « design », « architecture » et « scénographie », persuadés qu'à la lisière de leurs difficultés, dans l'art, là où chaque discipline perd et trouve son identité, quelque chose d'essentiel advient.

Provoquer la perception de ces tensions dans des lieux de partage, encore plus dans un espace intime comme Rosascape, signifie pour eux remettre à l'honneur une idée des arts non hiérarchisée, pouvoir par la subtilité et la force de l'art refaire du monde et de son insomnie notre impression première. Des liens qui existent entre nous et les choses et entre les choses elles-mêmes Berger&Berger s'emparent pour nous les restituer pris dans la démesure de ce qui est.

Federico Nicolao