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Esthétique des différends (projet entamé en 2008) est un livre d’artiste qui documente la recherche en cours de Benoît Maire sur le « différend » - concept emprunté au philosophe Jean-François Lyotard. Le livre, produit en série limitée (25 exemplaires en français et 25 exemplaires en anglais, imprimés sur papier Cyclus, numérotés et signés), se présente dans une boîte entoilée spécialement conçue pour ce livre. Il s’agit d’un work-in-progress comprenant à ce jour (janvier 2011) huit cahiers de seize pages chacun. Cet ouvrage constitue une œuvre d’art en soi, doublée d’une recherche philosophique et artistique sur les questions essentielles que sont la postmodernité et la signification de l’œuvre d’art post-conceptuelle.
La dialectique de l’art et de la philosophie a toujours formé la pierre d’angle de la pratique artistique de Benoît Maire, mais Esthétique des différends la formule explicitement pour la première fois : des images du corpus d’œuvres qu’il a réalisées au sujet du différend sont confrontées à des réflexions philosophiques en grande partie inédites, qui développent les idées de Lyotard. Si ce dernier appliquait le terme de « différend » à des conflits opposant des modes de discours incommensurables, Benoît Maire souligne pour sa part que ce concept est important pour saisir les formes d’expression divergentes qui définissent le paysage artistique de la postmodernité. De la même façon, les textes de Benoît Maire sont classés selon différentes catégories - chacune correspondant à un style d’écriture particulier - et contiennent parfois des paragraphes numérotés, faisant ainsi écho au thème et à la présentation du classique publié par Lyotard en 1983 .
À chacune de ces catégories correspond une police d’écriture différente, pour aider le lecteur à se frayer un chemin dans cet ouvrage dense et constamment stimulant. La première catégorie est composée de « Points » comprenant à la fois des textes et des images. Ces points abordent l’incommensurabilité du voir et du dire - soit le différend premier qui sous-tend le système esthétique de Benoît Maire. Le point 1 présente des œuvres exposées à la Vitrine de Cergy. Images et textes sont ici placés côte-à-côte, tandis que le point 9, qui correspond à l’une des pièces montrées à l’exposition de Benoît Maire à De Vleeshal, s’ouvre sur l’image d’une foule en lieu et place du mot. Le processus de substitution des images aux mots, et inversement, se fait plus abstrait au cours des phrases suivantes : par exemple, l’expression « de telle sorte que sa » est suivie d’un rectangle qui comporte un coin brisé. Pour Benoît Maire, les mots ne sont pas plus informatifs que les images, et la valeur de ce qui est dit et vu réside dans les différents affects suscités par ces modes d’expression.
Si l’on trouvera une présentation plus formelle du concept de différend dans la catégorie « Didactique », les textes rassemblés dans la rubrique « Talks » comprennent un exposé introductif donné à Amsterdam sur ce même concept. La répétition, notion explorée par des philosophes allant de Nietzsche à Deleuze, permet à Benoît Maire de valider ses idées, tout en intensifiant et en exacerbant leur impact. L’inversion de l’ordre constitue un autre trait caractéristique de son œuvre. Par exemple, il décrit l’Esthétique des différends comme un corpus dans lequel les réponses précèdent les questions - idée empruntée à Lacan. De même, la retranscription d’une séance de questions-réponses consécutive à une conférence est donnée avant la retranscription de la conférence elle-même. Dans cette communication faite à Amsterdam en 2010, Benoît Maire définit l’œuvre d’art à partir de deux approches antagonistes, analytique d’une part, et synthétique d’autre part. La première peut se définir comme l’exploration approfondie d’une question ou d’un objet, qui s’expose au danger de la redondance et de l’inintelligibilité ; la seconde approche, qui consiste à établir des liens entre des idées ou des thèmes différents à partir de thèmes communs, risque pour sa part de sombrer dans la banalité et la généralisation. La thèse de Benoît Maire est que ces deux tendances constituent la dialectique qui forme le noyau de l’œuvre d’art post-conceptuelle. Une pièce sera réussie si elle parvient à maintenir un équilibre entre les deux.
Les questions de l’inversion et de la succession sont développées dans la rubrique « Figures », exclusivement composée d’images. Les photographies de la sculpture en bronze Le Nez (2010), qui constituent la figure 1, ne représentent pas l’œuvre sous sa forme achevée, mais pendant sa construction - elles font ainsi référence au système esthétique de Benoît Maire, qui est lui-même un work-in-progress. Pour conforter ce sentiment d’inachèvement, les photos sont floues, et leur sujet, le nez en cours de fabrication, n’occupe jamais le centre de l’image : il est photographié dans le désordre de la fonderie, attendant le moment où il pourra fonctionner comme œuvre d’art. La formule « le nez de Giacometti vérifiant le vrai trou du Réel », classée dans la rubrique « Axiomes », nous donne une indication supplémentaire sur la signification de la sculpture. Son nez d’une longueur extraordinaire pointe, au-delà de l’espace qui entoure la tête, vers quelque chose que le sujet ne peut ni voir ni entendre : le vrai trou du Réel, référence à l’ordre symbolique lacanien.
Les « Fardeaux » - autre catégorie - représentent des réponses auxquelles les questions restent à trouver; la rubrique « Méthodologie » contient des images et des textes présents dans la vidéo Organisation des modèles narratifs et structuraux conjugués dans les points. Cette vidéo, fondée davantage sur l’affect que sur la logique, explore l’espace séparant le voir et le dire en rapport avec la structure des « Points ». Enfin, le texte placé sous la rubrique « Entame » porte sur l’artiste Dash Snow, dont l’œuvre exemplifie des thèmes explorés par Benoît Maire dans son livre, à savoir le concept psychanalytique de manque et la notion derridienne de coupure.
L’ouvrage comprend également une photo noir-et-blanc d’une sculpture intitulée Objet pour mesurer (2010), qui sera examinée dans les prochains suppléments. Ces derniers incluront aussi des essais sur l’œuvre de Tino Sehgal et d’Adrian Piper et seront envoyés aux personnes et institutions qui auront fait l’acquisition du livre, jusqu’à ce que l’artiste décide de mettre un terme à son projet.
Une fois achevée, Esthétique des différends constituera non seulement une esthétique contemporaine vue à travers les yeux d’un artiste, mais aussi une œuvre d’art matérialisant des concepts esthétiques. Associant des analyses claires à des références pertinentes, il s’agit aussi d’un exemple parfaitement équilibré d’œuvre d’art post-conceptuelle.
Rahma Khazam
Janvier 2011
Traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescazes.
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